Sur le chemin de Khiva, on s'arrête quelques jours à Nukus (Nókis ou Нөкис en karakalpak), chef-lieu et seule ville digne de ce nom du Karakalpakstan.

Karakalpa-quoi ?

Le Karakalpakstan est une république autonome de l'Ouzbékistan, un statut d'origine soviétique qui lui donne une certaine autonomie au sein du pays.

Une particularité de la république est sa langue : l'ouzbek est langue officielle au même titre que le karakalpak, une autre langue turcique1 plus proche du kazakh que de l'ouzbek.

Les drapeaux bleu-jaune-vert du Karakalpakstan et bleu-blanc-vert de l'Ouzbékistan sur des mâts
Drapeaux du Karakalpakstan et de l'Ouzbékistan

Difficile de vraiment entendre la différence avec nos dix mots de turc, qu'on a difficilement réappris à chaque frontière et chaque nouvelle langue turcique. En plus, on ne sait plus quelle langue les gens parlent : dans les rues de Nukus, on a l'impression d'entendre à la fois "рахмет" (merci en kazakh), "rahmat" (merci en ouzbek) et "sağ ol" (merci en azéri), sans compter le russe, qu'on nous parle souvent parce que par ici langue internationale = russe, et donc touristes = Russes.

Le seul mot karakalpak qu'on a réussi à apprendre pendant notre séjour, c'est un "bonjour" informel : "khalay"2.

Koryo-saram

Comme si ce mélange ethnolinguistique n'était pas suffisant, c'est à Nukus qu'on entre pour la première fois en contact avec la culture (et la cuisine) koryo-saram.

Koryo-saram est le nom donné aux Coréen·nes qui vivent dans les pays de l'ex-URSS. Des communautés coréennes se sont formées à l'extrême sud-est de l'Empire russe dès le XIXᵉ siècle, quand des Coréen·nes (surtout originaires du nord de la péninsule) migraient vers la Russie pour des raisons économiques.

En 1937, craignant un espionnage japonais à l'est de l'union, Staline fait déporter plus de 170'000 Coréen·nes de l'Extrême-Orient russe vers des régions peu peuplées des républiques socialistes soviétiques kazakhe et ouzbèke.

Aujourd'hui, ces communautés koryo-saram existent toujours dans les pays de l'ex-URSS, principalement en Ouzbékistan (plus de 170'000 personnes), en Russie (plus de 150'000 personnes) et au Kazakhstan (plus de 100'000 personnes). Elles ont leur dialecte (le koryo-mar, proche du coréen du nord-est de la péninsule), et surtout leur cuisine.

À Nukus, on trouve une communauté bien établie, avec plusieurs restaurants koryo-saram en ville. Cette cuisine a une claire origine coréenne, mais reste différente de la cuisine coréenne qu'on trouve en Corée du Sud ou en Europe. Découverte culinaire :

La star de la cuisine koryo-saram : le kuksi (ou kuksu), soupe de nouilles au bœuf. On lit qu'elle se sert froide, mais on ne la reçoit que chaude à Nukus... à cause des -10 °C ? À Tachkent, on trouvera finalement la version froide, totalement différente (et tout aussi bonne).
Le pukjai, soupe de soja au bœuf, œuf et légumes, similaire au doenjang-jigae
Le siryak-tyamuri, similaire au pukjai ci-dessus mais moins épais (en coréen, un guk plutôt qu'un jigae). On y met des feuilles de radis. (Dixit internet, mais à part le bouillon de soja qu'ils ont en commun, le siryak-tyamuri nous semble assez loin du pukjai. Peut-être parce qu'on les a mangés dans deux restos différents.)
Dans la section banchan (accompagnements), on a le jimchi (équivalent du kimchi, certaines versions qu'on a goûtées avaient l'air d'être au vinaigre plutôt que fermentées) ou encore la morkovcha (salade de carottes au vinaigre). Cette dernière est complètement absente de la cuisine sud-coréenne, ce qui étonne beaucoup de koryo-saram qui y voyagent/migrent.
Finalement il y a le begodya, pain à la vapeur farçi (ici de carottes), variante du jjinppang coréen

Vous êtes à Nukus et voulez manger koryo-saram ? Quelques adresses :

  • Kuksi House, le seul resto spécialisé en cuisine koryo-saram
  • Sladko pour un mix de cuisine ouzbèke et koryo-saram
  • Street Food (oui c'est le nom du restaurant, il y en a qui sont forts en SEO), un menu qui s'étend du burger au kuksi, près du bazar

Le musée Savinsky

Même si ça nous a fait très plaisir de découvrir cette nouvelle cuisine, autant dire que ça n'amène pas beaucoup de touristes à Nukus.

Par ici, Timour n'a pas construit de mosquée ou madrassa décorée de tuiles bleues. Mis à part sa proximité à la mer d'Aral (ou ce qu'il en reste3), la seule vraie attraction de la ville est le musée d'art d'État de la République du Karakalpakistan, baptisé d’après I. V. Savitsky. Pour faire plus simple, les gens l'appellent musée Savitsky.

Le musée est surtout réputé pour sa collection de peintures de l'avant-garde russe. Né pendant les dernières décennies de l'Empire russe au début du XXᵉ, ce mouvement a très vite été réprimé par le nouveau régime socialiste : l'art moderne était trop radical, trop "décadent". L'avant-garde russe a donc été remplacée par le réalisme socialiste. L'art serait désormais destiné au peuple, et devrait "dépeindre la réalité dans son évolution révolutionnaire".

Dans les faits, l'art socialiste des cinquante années suivantes deviendrait une forme de propagande qui idéalisait la situation en URSS, instrumentalisée par le régime à coups de censure. Les artistes dissident·es ne trouveraient au mieux pas d'acheteur pour leurs œuvres, et au pire seraient envoyé·es au goulag.

Mais dans les années 1950, au fin fond de la république socialiste soviétique d'Ouzbékistan, une collection personnelle d'art interdit se forme. Loin des yeux des censeurs, un natif de Kiev du nom d'Igor Savitsky commence à amasser une collection de peintures de l'avant-garde qui rivalise encore aujourd'hui avec la collection du musée de Saint-Pétersbourg. On peut en admirer une sélection dans l'imposant bâtiment du musée Savitsky, le centre de Nukus s'il en existe un.

La façade impressionnante du musée vue de face, gros bloc blancs coupé d'une ligne horizontale bleue. L'arche lignée de bleu au-dessus de la porte rappelle un peu l'architecture des madrassas de Timour, version brutaliste.
Le bâtiment du musée. Photos interdites à l'intérieur.
Trois tableaux du musée Savitsky. Celui du milieu montre un groupe de travailleurs et travailleuses qui récoltent le coton : foulards colorés sur les têtes, gros sacs remplis de coton. Les deux autres tableaux montrent une fête après la récolte, et la semence du coton.
...alors dans l'esprit du musée, on prend une photo interdite de l'art interdit.

Avant la visite, on a regardé le documentaire de 2011 qui a rendu le musée connu à l'étranger : The Desert of Forbidden Art, de Tchavdar Georgiev et Amanda Pope. Très sympa, on recommande — surtout si vous venez à Nukus.

Le bazar

Un autre candidat au statut de "centre de Nukus", c'est le bazar.

Jusqu'à maintenant, c'est un des bazars les plus sympa qu'on a visités. Quelques critères pour un bazar sympa :

  • des produits pour les locaux, pas les touristes (bye bye, grand bazar d'Istanbul)
  • vivant, du monde
  • des stands de nourriture pour manger sur place (ciao, Yasıl Bazar de Bakou)

Une scène du bazar : extérieur, grand soleil, un croisement entre des petits stands de fruits (oranges, pommes) couverts de parasols. Au centre de l'image un homme passe, son téléphone contre l'oreille. Une vendeuse sur la droite pousse un chariot rempli de obi non, le pain ouzbek.

Le bazar de Nukus coche toutes les cases. Déjà, pas de touristes, pas de souvenirs, pas de "madam, silk scarf, cheap". Il y a beaucoup de monde, ça va dans tous les sens et on manque à chaque minute de se faire écraser par un monsieur qui tire des marchandises dans un chariot en criant "khach khach khach".

Un monsieur tire un chariot de piments, un autre monsieur est surpris par la photo.

Comme toujours, on y trouve de tout, des carottes aux casquettes. On remarque quelques produits typiquement ouzbeks, par exemple :

  • du obi non, un type de pain plat cuit dans un four tandir (style naan indien, mais plus levé). Une particularité est que le pain est marqué juste avant la cuisson avec un tampon checkich, qui dessine un motif sur le pain cuit. Souvent on fait un seul tampon au centre du pain, ce qui lui donne une forme de couronne
  • des banchan (accompagnements) et autres ingrédients koryo-saram, par exemple de la morkovcha (salade de carottes au vinaigre). Quant au jimchi (kimchi), on en vend un peu partout : il y a le stand de patates et jimchi, le stand de chaussettes et jimchi, etc.
  • du sumalak, une préparation traditionnelle de Nowruz, le nouvel-an persan (21 mars). C'est une pâte sucrée faite à base de blé germé. Robin en goûte plus tard à Samarcande, ça lui rappelle un peu la crème de marrons
De très beaux obi non, avec un tampon assez élaboré. On a lu que certains tampons incluent même le numéro de portable du boulanger !
Des checkich, qui ressemblent à des tampons en bois : un manche avec un embout en forme de disque, sur lequel sont fixés plein de petites piques de métal (des clous?) qui forment un motif (ici différents motifs de fleurs). En pressant le checkich contre le pain, on imprime le motif.
Des checkich souvenirs, vendus dans les rues de Khiva, Boukhara ou Samarcande.
Dans la halle intérieure du bazar, un stand de salades koryo-saram : morkovcha, salades de viande et autres légumes.
Le stand koryo-saram. On voit par exemple la morkovcha à l'arrière (grosse pile de salade de carotte).
À l'extérieur, une vendeuse en grosse veste et capuche est assise devant une dizaine de gros sacs de riz. À côté des sacs, une grande casserole ouverte de jimchi, vendu dans des sacs en plastique.
Une vendeuse de riz et jimchi (dans la grosse casserole sur la droite)

On trouve aussi des choses à manger, dont beaucoup de shashlik (brochettes). À un coin du marché, on tombe sur une petite échoppe qui vend des samsa au poulet tout chauds. Les gens y font leur pause-café avec deux samsa et un café 3-en-1 (café instantané, lait en poudre, sucre) servi dans des tasses Nescafé rouges.

Samsa triangulaire et café noir instantané dans une tasse Nescafé rouge, sur une petite table en plastique orange. Clara qui sourit avec son samsa dans les mains, on voit la porte de l'échoppe derrière elle qui donne sur une ruelle du bazar.

(Si vous vous trouvez un jour au bazar de Nukus avec une envie de samsa, cette échoppe se trouve exactement ici, on la reconnaît à son comptoir orange et son signe сомса.)


On ne s'attendait pas à grand-chose, mais on a beaucoup aimé notre halte à Nukus ! Une belle introduction à des cultures qu'on ne connaissait pas du tout (karakalpak, koryo-saram, l'avant-garde russe), et en bonus un bazar très sympa.

Le ventre encore plein de samsa, on reprend la route pour Khiva.

— robin & clara

Footnotes

  1. Une famille de langues assez étendue dont la plus parlée est le turc moderne. Certaines autres langues en sont très proches (comme l'azéri) et d'autres plus éloignées (comme le karakalpak). Si ça vous intéresse, on a trouvé une vidéo où un Turc essaie de comprendre une Karakalpak.

  2. Pas une orthographe officielle, on n'a pas réussi à retrouver le mot sur internet (oubliez Google Translate).

  3. Les bateaux qui prennent la rouille près de la ville de Moynaq attirent une bonne dose de touristes de catastrophe.

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