Neuf heures du matin — dring dring driiing ! Le bureau de la compagnie maritime décroche.

— Hello (ou plutôt l'équivalent azéri)
— Hello, is there a ferry leaving for Kurik today?
— Yes, this evening.
— Oh? Oooh, great! At what time should we come to the port?
Le monsieur au téléphone va parler à son collègue, puis revient :
— Tonight, 6 or 7 o'clock.

Après deux jours à essayer de quitter Bakou, on parvient enfin à obtenir une réponse positive de ASCO1 : si tout se passe bien, on prend le ferry pour le Kazakhstan ce soir.

Si tout se passe bien.


Sur terre

On a tout préparé au mieux. On réserve un taxi en avance pour être sûr·es d'arriver à l'heure. On a quelques snacks et de l'eau pour ne pas mourir de faim ou de déshydratation — ça serait bête. Du coup, on arrive au port d'Alat à 16:56 plutôt que 18:00 — stressé·es, nous ?

Clara, debout devant l'entrée du port, un grand sourire aux lèvres
On arrive au port d'Alat beaucoup trop en avance

16:56, dimanche

On vous épargne les détails de notre arrivée, mais on se fait plus ou moins promener de l'entrée à la caisse trente mètres plus loin, à une petite banque dans un container, à la caisse de nouveau, avant de recevoir nos billets de ferry. Une belle réussite.

On nous dit de passer la sécurité (deuxième porte à gauche) pour entrer dans la salle d'attente. Niveau sécurité, on note 3/10 — dont 2 points pour le sourire et l'effort. Le service pourrait être amélioré, car on a dû aller chercher nous-mêmes le garde dont le travail est de contrôler nos sacs. Clara voulait contrôler son sac toute seule et passer sans l'attendre, mais on n'a pas voulu le vexer.

17:15

On arrive dans une grande salle d'attente, complètement vide. À la caisse, on nous avait dit que le bateau partirait sûrement aux alentours de 2–3 heures du matin. (Non, bien sûr que non, on ne regrette pas d'être venu·es 9 heures en avance.) Tout est très propre et blanc. On choisit nos places avec soin pour les heures à venir, et s'installe dans de vieux fauteuils en tissu.

La salle d'attente du port est grande et bien éclairée. Des fauteuils sont alignés le long du mur.
La salle d'attente du port

Vingt minutes plus tard, une mère et sa fille entrent dans la salle et s'installent vers l'entrée. Durant les trois heures qui suivent, des gardes et autres personnes aux rôles indéfinis entrent et sortent de la salle. On s'occupe en écrivant des articles sur Bakou et Shaki.

20:00

On a une petite faim, on sort nos snacks. Robin a un mélange de noix, noisettes, fruits séchés et autres bonnes choses saines. Clara a des biscuits à l'arôme artificiel de fraise — c'est pour la science, ne jugez pas.

21:30

Clara (femme de science) commence un inventaire des lieux.

22:30

Clara va se coucher dans la petite salle séparée. Robin est décidé, il ne dormira pas avant l'embarquement.

3:55, lundi

Un garde vient dire à Robin d'aller se coucher. Ça réveille Clara qui en rajoute une couche. Ok, très bien, ok, il finit par accepter qu'on n'embarquera pas à 2–3 heures du matin comme promis, donc autant dormir un peu.

4:05

Un autre garde vient nous réveiller pour nous dire que le ferry est prêt à embarquer, et qu'un minibus est là pour nous amener à la douane.

4:30

On passe la douane de l'Azerbaïdjan. À la sécurité, le douanier parle français ! Il est plus qu'heureux de pouvoir pratiquer cette langue qu'il n'a pas parlée depuis vingt ans. Plus tard, quand on est devant son collègue qui contrôle nos billets, nos passeports et prend nos photos, il revient plusieurs fois pour nous interrompre discuter. Il nous confie qu'il rêverait de vivre en Suisse.

Passé·es la douane, on se dirige vers notre bateau, le Zafira Aliyeva — "la mère de notre président", nous informe encore le douanier francophile très fier.

Sur mer ?

5:00

Le ferry est encore solidement amarré et très vide (seul un camion est à bord). Un jeune employé vient à nous et nous fait signe d'attendre son chef. Il est très enjoué et tente des blagues (qu'on ne comprend pas, mais on rit quand même). Le chef arrive, nous demande : "Passenger list?" On a clairement l'air de n'avoir aucune idée de quoi il parle — il sort son téléphone et fait un appel en s'éloignant.

5:15

Le jeune employé revient, et nous invite à poser nos sacs et à nous installer dans le bureau du personnel, chauffé. Il insiste pour qu'on se mette à l'aise et nous propose même du thé qu'on accepte avec bonheur — température extérieure 2 °C.

5:17

Le chef revient, nous trouve installé·es dans son bureau avec le jeune encore en train de préparer du thé. Il fronce des sourcils et ronchonne d'une grosse voix. Le jeune répond avec une petite voix distinctement moins enjouée qu'avant.

Le chef vérifie nos passeports, les garde, et nous fait signe de continuer le long du pont du bateau. Chacun·e avec un gros sac sur le dos, un plus petit sac sur le ventre et une tasse de thé brûlant débordant dans la main, on se met en route vers les escaliers qui montent vers le pont supérieur, à l'extrémité opposée du ferry.

A-t-on mentionné qu'un pont de ferry est miné de pièges pour les gens qui ne voient pas là où ils mettent les pieds (à cause du sac sur le ventre) ? Par exemple, il y a des bidules installés par-ci par-là, des cordages menaçants qui surgissent du sol, des rails insidieux où il est facile de se prendre les pieds.

Comme Tom Cruise, on sort de ce parcours d'obstacles sans une égratignure et avec un air vachement cool. Notre arrivée en beauté se fait malheureusement sans public, le hall de réception du ferry est complètement vide.

Heureusement, il y a un distributeur d'eau chaude au fond de la pièce. On peut se refaire tout le thé qu'on a perdu sur le chemin.

La réception du ferry, sa carte de l'Azerbaïdjan, ses photos du président (taille réelle) et de l'armée

5:55

Alors qu'on s'ennuie à peine (on a du thé à siroter), on voit soudainement des personnes encore en pyjama traverser le hall à toute allure. Une dame (qui porte un gilet rose fluo par-dessus son pyjama) nous dit de nous approcher.

— Soviet country?
— No, Switzerland. Euh, isveçrə.
— Sit down. 5 minutes... please.

Quelques minutes plus tard, elle nous amène enfin — enfin ! — à notre cabine. C'est une cabine pour quatre avec WC et un petit hublot, mais elle nous la gardera privée pour 10 USD. Fatigué·es, on accepte.

Notre chambre de ferry : quatre lits superposés et Clara qui sourit à la caméra
Notre chambre pour quatre

8:00

Le réveil sonne. C'est nous qui avons choisi de mettre un réveil car il y a théoriquement petit-déjeuner entre 7:30 et 8:30. Robin a les yeux tout rouges qui se décollent à peine.

On fait les quelques pas qui nous mènent à la cantine pour voir qu'elle est fermée. On comprend, le ferry n'a même pas encore quitté le port. À moitié déçu·es, à moitié soulagé·es, on va se recoucher.

12:00

Au réveil, le bateau est toujours au port.

On sort de notre antre pour le repas de midi. La cantine est remplie de messieurs qui ont des discussions animées en russe, l'air totalement à l'aise dans leurs pantoufles : nos compagnons de voyage, tous chauffeurs de camion.

Le menu de ce midi :

  • Velouté de lentilles et pain azéri
  • Mariage de pâtes fusilli et penne au beurre et leur poulet rôti
  • Légumes au vinaigre, pour ajouter fraîcheur (et vitamines) au plat
  • Yaourt et/ou ketchup (en option) pour un plat encore plus savoureux
  • Pour l'accord mets-boisson, un Fanta avec vitamine C ajoutée

À la fin du repas, le bateau n'a toujours pas bougé.

Aux côtés des camionneurs, Clara mange sa soupe de lentilles.
On se régale (?)
À travers la fenêtre de notre compartiment, on voit le quai d'Alat qui n'a pas bougé.
La vue depuis notre hublot, on est toujours au port

14:20

Clara s'endort gentiment, bercée par les doux ronflements du voisin de cabine qu'on entend à travers la paroi. On est toujours à quai.

15:30

Le ferry se met à trembler. "On bouge, on bouge !" On se précipite vers notre petit hublot. Effectivement, le bateau quitte enfin le port !

Ça nous fait des émotions tout ça. Robin cède au sommeil pour une longue sieste et Clara se met au Fanta qu'on lui a fourré entre les mains à midi.

Sur mer

19:00

Les voisins de la cabine d'à côté ont commencé un film d'action. C'est un peu bruyant, mais moins que quand ils discutent entre eux.

19:25

Quelqu'un tambourine à notre porte pour annoncer l'heure du dîner. On sort dix minutes plus tard pour voir une ribambelle d'habits sécher sur les rails longeant le couloir.

À la cantine, tous les sièges sont pris. On patiente en buvant du thé dans le hall et on discute avec un camionneur turc qui parle quelques mots d'anglais.

(Au menu: plov avec viande hachée, soupe à la tomate, pain azéri qui commence à sécher, légumes en conserve.)

Notre repas du soir : du riz recouvert de viande hachée et une petite soupe sur le côté.
On continue de se régaler avec des repas bien équilibrés

20:00

On se fait un dernier thé. Un monsieur aborde Robin :

(En russe)
— Y a du coca tu sais ?
Robin, en montrant son thé :
— Oui, je sais, çay.
— Tu comprends le russe ?
— Non, je ne comprends pas le russe. Tu viens d'où ?
— Azerbaïdjan, Bakou. Tu es chauffeur ?
— Non. [Robin fait un geste de piéton qui marche avec sa main droite.]
— Passager ?
— Oui, passager.

8:00, mardi

On a l'impression d'être projeté·es dans un camp pour grands garçons : ça rigole fort et ça tape sur la porte des copains pour se réveiller. On ne doit pas croiser du monde très souvent quand on conduit un camion.

Vu qu'on est aussi réveillé·es, c'est direction cantine pour le petit-déjeuner : deux œufs durs, un petit beurre Président, deux petites confitures de fraise, même pain que d'habitude (de plus en plus sec), thé au samovar.

8:45

On sort prendre l'air : que de l'eau à perte de vue, il fait gris. Notre GPS capte un signal, on est à environ 70-80 km de Kurik.

De l'extérieur du ferry, on voit un balai accroché à une corde, baigner dans l'eau.
On n'a pas compris cette scène, hypothèses bienvenues

On rentre pour échapper au froid (ayant laissé notre petite laine à l'intérieur). Ce matin, 9 heures, c'est CI-NÉ-MA ! On lance un film d'animation qui suit l'histoire réelle de canards colverts qui migrent. Ça s'appelle Migration et c'est de Benjamin Renner2, on a beaucoup rigolé.

11:45

Cantine, soupe du premier jour, spaghetti au beurre, purée de patate, yaourt, on teste le ketchup pimenté-sucré.

Clara et Robin sourient à l'objectif, la bouche pleine. Au premier plan, les plats de spaghetti et de soupe.
On est très content·es du ketchup pimenté-sucré

13:30

Terre en vue ! Petite secousse, il semble qu'on se soit arrêté·es.

Trente minutes plus tard, pas de nouvelle, mais pause thé-biscuits à la cantine avec tout le monde — il y a des priorités. Robin réussit à obtenir un traitement préférentiel et reçoit un café "3 en 1" (café instantané, sucre, lait en poudre).

Le serveur nous dit qu'on devrait pouvoir débarquer dans une ou deux heures. De retour à la chambre, on fait nos sacs et on enfile nos chaussures.

16:00

Plus de deux heures plus tard, on n'a toujours pas bougé. Tout le monde piétine lors d'une deuxième séance de thé-biscuits. On se rend compte qu'on a changé d'heure et qu'il est en fait 17:00 de ce côté de la Caspienne.

Dans notre cabine, on enlève nos chaussures.

20:30

On ne pensait pas être encore là pour un quatrième repas, mais... le dîner est servi.

On sent qu'il a été plus improvisé que les autres : la soupe de midi avec un morceau de poulet dedans en plus, un bout d'omelette aux herbes très salée pour les chanceux. Robin goutte un jus de poire pas bon du tout qui a le goût de bonbon à la fraise.

21:30

On hésite... aller se coucher et déclarer forfait ? Ou se rattacher à une lueur d'espoir de débarquer ce soir ?

Comme on est optimistes, on commence un autre film pour tuer le temps. La cabine d'à côté est étrangement silencieuse.

23:40

Le film est terminé. On accepte notre sort : déballage des sacs pour ressortir brosses-à-dents et pyjamas.

2:30, mercredi

Crr, crr... Dear passengers, we have arrived in Kurik. Crr...

On se réveille au son des haut-parleurs, plus fatigué·es que lorsqu'on est allé·es se coucher. On se prépare à contrecœur. Les voisins de cabine devaient savoir à quoi s'attendre et étaient allés se coucher tôt.

3:30

Tout le monde est dans le hall de réception, maintenant transformé en hall d'attente. Ça fait au moins trente minutes qu'un vieux chauffeur géorgien swipe sur TikTok avec son volume à fond. Il a l'air de particulièrement aimer les vidéos de gens qui rigolent bêtement.

4:00

La police douanière monte à bord du ferry et installe son QG dans la cantine. Chaque table se transforme en un petit stand de contrôle spécifique : vérification des passeports, du cargo des camions, photo, tampon d'entrée au Kazakhstan. Tout est discuté en russe.

On attend patiemment sur le côté : les chauffeurs sont contrôlés en premier, pour qu'ils puissent descendre retrouver leurs camions. Puis c'est à notre tour, un douanier nous regarde, nous pose quelques questions et nous rend nos passeports sans tampon. On ressort pour continuer à patienter, on est les derniers dans le hall.

Premiers à entrer, derniers à sortir

4:45

Le chef douanier sort de la cantine du QG et, l'air surpris, nous voit sur le canapé. Il se retourne et dit quelque chose qui doit être l'équivalent de : "Est-ce que quelqu'un savait qu'il y avait des touristes !?"

Il se tourne à nouveau vers nous avec un grand sourire : "Welcome to Kazakhstan!"

5:10

On suit les douaniers pour sortir du bateau. Sur le chemin, on passe entre les camions et fait des sourires et des coucous aux chauffeurs, content·es d'avoir partagé cette traversée — et surtout ces repas inoubliables.

Au bout du pont, on croise les deux premiers employés du bateau qu'on avait rencontrés : le jeune enjoué et son chef grognon. On leur fait un geste d'au revoir, le chef lève la main, le jeune nous tire son chapeau.

Ils nous rattrapent un peu plus loin et nous offrent deux bouteilles de Coca pour la suite de notre périple.

5:30

Après nous avoir accompagné·es à quelques postes de contrôle supplémentaires, le chef douanier nous dépose au centre d'information du port.

Dans un anglais cassé, il nous demande où on va et nous fait comprendre qu'on peut rester là, au chaud, avec le wifi et la machine à café. Il a l'air inquiet qu'on meure de froid à cette heure matinale — nous aussi.

Moins de dix minutes plus tard, on est comblé·es, un café fumant entre les mains.

Un bateau amarré au port dans la nuit. Le quai est recouvert de neige.
On débarque dans la neige à Kurik à une heure pas possible
Le centre d'information est un grand hall vide à demi dans la pénombre. On voit des bancomats et machines à café illuminés.
Le centre d'information du port de Kurik

10:40

Les yeux lourds, on arrive finalement en ville d'Aktau. Ça nous aura pris cinq heures pour trouver un hébergement en ligne, demander à quelqu'un de nous appeler un taxi, attendre le taxi, discuter avec un employé curieux, et faire le trajet jusqu'en ville.

Arrivé·es à bon port (haha !), on ne perd pas de temps. En un temps record, c'est check-in, pipi, dodo.

Chut ! On fait une sieste.

Depuis le taxi, on voit que le paysage qui nous entoure est complètement blanc et plat.
Traversée du désert kazakh enneigé jusqu'à Aktau
Clara prend en photo Robin qui s'occupe du check-in à la réception de l'hôtel. On voit le reflet de Clara dans un miroir.
On arrive enfin à notre hôtel

— clara & robin

Footnotes

  1. Azerbaijan Caspian Shipping Company, la compagnie maritime qui gère aussi notamment le transport de pétrole sur la Caspienne.

  2. Qui a écrit et dessiné Le Grand Méchant Renard, qu'on vous a probablement prêté.

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