Pour notre dernier stop en Turquie, on passe trois nuits à Trabzon, sur les côtes de la mer Noire.

Ville des routes de la soie

L'ancienne Trébizonde était une ville importante de la région grecque du Pont depuis sa fondation autour de -700 jusqu'à la conquête ottomane de 1461.

La Trébizonde grecque vit son âge d'or à l'époque byzantine, quand elle prospère grâce à sa position sur les routes de la soie. Les caravanes arrivent par la passe de Zigana, une des rares routes à traverser la chaîne pontique qui longe toute la côte1, et les marchandises peuvent ensuite continuer en bateau vers Constantinople et le reste de l'Europe. En bonus, le sac de Bagdad en 1258 redirige les caravanes sur la route Tabriz–Erzurum–Trébizonde–mer Noire, plutôt que la route plus importante Bagdad–Damas–mer Méditerranée.

Carte détaillée des routes de la soie, on voit un tracé entre Tabriz (Iran actual), Erzurum et Trabzon (Turquie actuelle).
En regardant du côté de la péninsule anatolienne, on voit la route Tabriz–Erzurum–Trébizonde. Plus au sud, la route Bagdad–Damas. Attention, carte à prendre avec des pincettes : les "routes de la soie" sont un réseau de routes commerciales qui ont existé pendant deux millénaires et qui se sont sans cesse déplacées au gré de changements politiques. Carte via le Programme Routes de la Soie de l'UNESCO, cliquez l'image pour l'ouvrir en grand.

Même après la conquête ottomane, Trébizonde reste longtemps peuplée majoritairement de Grec·ques et d'Arménien·nes. La ville devient véritablement musulmane après une série de génocides entre la fin du XIXᵉ et le début du XXᵉ siècle.

Ville de l'autoroute côtière

Les routes de la soie c'est plus ou moins fini — c'est plus facile de mettre des containers sur un cargo. Mais au niveau régional, le transport terrestre perdure, notamment entre la Turquie et son premier partenaire commercial2 : la Russie.

Et plus besoin de prendre la passe de Zigana : aujourd'hui, depuis la frontière géorgienne à Sarp, l'autoroute côtière longe la mer Noire presque jusqu'à Istanbul.

Carte de la Turquie avec le tracé de l'autoroute, on voit qu'elle longe presque toutr la côte nord de la péninsule anatolienne, le long de la mer Noire.
Tracé de l'autoroute côtière D.010, via Wikimedia Commons

L'autoroute côtière a été conçue en 1987, mais il a fallu 30 ans pour transformer le rêve en réalité : on a dû forer quelques tunnels, bâtir quelques ponts, et couler presque 1500 kilomètres de béton le long de la côte. Inaugurée en 2007, son objectif était de favoriser le commerce et le tourisme dans la région turque de la mer Noire.

Favoriser le commerce, d'accord : on voit passer beaucoup de camions, immatriculés en Géorgie, en Russie, en Azerbaïdjan, et même au Turkménistan.

Le tourisme ? ...

Logiquement, construire une autoroute le long de la côte, ça fait venir les touristes, non ? Ils viendront en voiture passer des vacances à la mer à Giresun, Trabzon ou Rize !

... sauf quand on met l'autoroute littéralement sur la plage, en coupant les villes de la mer :

L'autoroute côtière. La seule manière de traverser vers les quais est d'emprunter un pont piéton.
Sur la gauche, la ville. Sur la droite, la deuxième moitié de l'autoroute, puis les quais et la mer. Photo via Wikimedia Commons
Vue de la côte de la mer Noire et de l'autoroute.
L'autoroute côtière, vue de l'église-devenue-musée-devenue-mosquée Sainte-Sophie (encore une)

C'est aussi horrible que ça en a l'air.

On a une chambre d'hôtel aux premières loges avec vue sur la mer (!), mais tout ce qu'on entend est le bruit de l'autoroute, toute la nuit. Depuis le cinquième étage.

À cause du bruit de la circulation et de l'odeur des gaz d'échappement, il n'y a personne sur les quais, tout le monde se balade à la place dans les rues du centre. La ville essaie désespérément de revitaliser le bord de mer à force de magnifiques allées, gazons, statues, cafés et restos, mais c'est peine perdue. Les quais sont déserts.

Les quais de Trabzon. Jolis gazons, petits arbres, allées aménagées. Vides.

De ce qu'on a compris, c'est la même histoire dans beaucoup d'autres villes de la mer Noire. Les locaux ne sont pas contents, on leur a coupé l'accès à la mer. Il y a eu des tentatives de faire arrêter le projet (d'où les 30 ans qu'il a mis à être terminé), mais impossible, le budget était alloué, les plans étaient dessinés, il fallait construire la route, point barre. On dirait que pour le ministère des Transports, des vacances à la mer, ça se passe sur les côtes de la Méditerranée : ses vues de carte postale, ses stations balnéaires. La mer Noire est sans intérêt touristique.

Résultat : chaque été, des centaines de milliers de Turc·ques empruntent l'autoroute côtière pour aller passer des vacances balnéaires à Batoumi, sur les côtes géorgiennes de la mer Noire.

Ne pas voir Sümela

Aucun touriste ne visite Trabzon sans voir Sümela.

C'est ce qu'on lit dans les guides.

Même le couple d'Istanbul qui avait fait la grimace quand on leur avait dit qu'on allait à Trabzon avait ajouté :

...mais allez quand même voir Sümela.

Voilà une photo de Sümela :

Le monastère de Sümela, on voit des bâtiments avec plusieurs étages de fenêtres accrochés à une falaise.
Photo par Bjørn Christian Tørrissen via Wikimedia Commons

C'est joli ! C'est un monastère grec orthodoxe du IVᵉ siècle (énormément reconstruit et rénové depuis) suspendu à la falaise.

Mais c'est aussi à une heure de route de Trabzon, dans les montagnes, direction la passe de Zigana. Donc il faut une voiture pour y arriver, ou alors rejoindre un tour guidé depuis Trabzon.

On n'a pas vu Sümela.

Fußballstadt

Quand on disait Trébizonde, on pensait port de la mer Noire, routes de la soie, Marco Polo3.

Aujourd'hui quand on dit Trabzon, on4 pense Trabzonspor, l'équipe de foot de la ville.

Pour la petite histoire : le premier minibus qu'on a pris à Trabzon était plein et on était coincé·es tout à l'arrière. Tout le monde était assez silencieux, alors on a demandé à voix basse à la fille à notre droite combien coûtait le trajet. C'est le jeune à notre gauche qui nous a répondu en parlant très fort. Il parlait bien anglais et nous a aussi dit comment demander au chauffeur de s'arrêter. Comme il l'a de nouveau dit très fort, le chauffeur a planté les freins. Avant notre arrêt, on a eu le temps d'apprendre qu'il venait de Trabzon mais habitait aujourd'hui à Hambourg. On est passé·es à l'allemand, et il nous a expliqué que Trabzon était une ville de foot : Fußballstadt. Puis on a dû descendre du bus.

On a fait notre recherche et en effet, Trabzon est connue en Turquie pour son équipe de foot. Fondée en 1967, l'équipe a gagné la Süper Lig (première ligue turque) en 1975–76 puis trois fois d'affilée en 1978–79, 1979–80 et 1980–81. Puis plus grand-chose pendant quarante ans, jusqu'à une nouvelle victoire en 2021–22. Ça en fait la quatrième équipe la plus médaillée de Turquie, après Galatasaray (Istanbul), Fenerbahçe (Istanbul), et Beşiktaş (Istanbul). Les locaux en sont très fiers !

Vieille photo encadrée de l'équipe de Trabzonspor, les joueurs portent des maillots rayés à manches longues.
Affichée au mur d'un resto de pide : l'équipe de Trabzonspor à la fin des années 1970.

Un peu de cuisine

La cuisine de Trabzon est similaire à celle de Batoumi, dans le sens où elle est influencée par la mer Noire (poisson) et par les montagnes (fromage).

Deux caisses de styrofoam de petits poissons devant un resto. À l'arrière, on voit des grandes conserves de légumes au vinaigre.
Mer : le poisson. On choisit son poisson, qui sera servi frit (choix entre très frit et moins frit) avec des accompagnements, comme les légumes au vinaigre qu'on voit dans les grands pots à l'arrière.
Une petite fromagerie, des fromages de différentes formes dans le présentoir.
Montagne : le fromage. On dirait qu'il y en a une grande variété, mais ils ont un peu tous le même goût (désolé·es Trabzon). Souvent fondu.
À un resto de pide, une caisse en plastique remplie de morceaux de beurre d'environ 1 par 1 par 5 cm.
Montagne : le beurre. Ici pré-coupé en morceaux de taille adéquate à ajouter au fromage fondu d'une peynirli pide au moment de servir. Les tranches de citron donnent l'échelle.

On peut déjà faire plein de choses avec du poisson, du fromage et du beurre ! On vous a déjà présenté quelques plats phares de la région dans notre article sur Batoumi, en les contrastant avec la cuisine d'Adjarie. Pour rappel :

  • peynirli pide, pide au fromage fondu. La pide en général vient de la région de la mer Noire (autour de Samsun), et la variante au fromage est une spécialité de Trabzon
  • muhlama, "fondue turque" qu'on mange au petit déjeuner
  • kaygana, sorte de crêpe aux légumes-feuille
  • hamsi, anchois frits servis avec plein d'accompagnements
Robin entame une pide au fromage dans un petit resto de pide à Trabzon. Il sourit légèrement en plongeant son pain dans le mélange de fromage et de beurre. Robin trempe un morceau de pain dans une muhlama pour un petit-déjeuner à Trabzon. Le fromage fait plein de fils. On voit une assiette de kaygana sur le côté. Une petite table dans une ruelle de Trabzon couverte de plats de poisson et d'accompagnements.

Les montagnes de la chaîne pontique sont simplement un paradis pour l'agriculture. C'est notamment de là que viendrait la première variété cultivée de cerise (ramenée à Rome après la victoire romaine sur les grecs pontiques au Iᵉʳ siècle AEC). Malheureusement on est à la mauvaise saison !

On y produit aussi beaucoup de noisettes, amandes, noix, pistaches. En 2021, 64% de la production mondiale de noisettes venait de Turquie, de la région de la mer Noire.

Un entrepôt de noisettes vu de la rue. Derrière les trois voitures parquées devant, on devine l'énorme tas de noisettes à l'arrière. Des sacs de noix en vente, le paquet est en carton avec un dessin de tête d'écureuil, les noix dépassent là où seraient les joues
Montagne : noisettes, noix, amandes, pistaches. On le voit pas très bien sur la première photo, mais il y a un énorme tas de noisettes derrière la voiture verte.

Étonnamment, on retrouve peu les noisettes et autres noix dans la cuisine de la région, contrairement à la cuisine adjarienne voisine, où elles sont souvent préparées en sauces et ragoûts. Une exception de taille : les desserts. (Théorie : après la confection des desserts il ne reste plus assez de noix pour les ragoûts.)

Déjà, il faut un sacré paquet de noisettes (et noix, et pistaches) pour faire les baklavas dont raffole tout le pays.

Ensuite, il y a le halva, une confiserie d'origine perse qu'on retrouve sous des formes très variées du Myanmar aux Balkans via l'Inde, l'Iran et l'Azerbaïdjan. C'est généralement une pâte assez dense à base de sésame ou semoule parfumée au safran, au cacao, ou comme à Trabzon, à la noisette, noix ou pistache.

Vitrine d'un magasin de halva avec des blocs d'environ 15 par 30 par 40 centimètres de différents parfums.
Parfums disponibles : halva cacao, halva de semoule aux fruits, halva pistache cacao, halva noisette cacao, halva de semoule aux noix, halva nature.

On peut acheter du halva au poids, comme sur la photo ci-dessus, et à Trabzon on en mange aussi beaucoup avec de la glace. Comme pour les cerises, on n'a pas choisi la saison idéale pour une glace... mais cette fois ça ne va pas nous arrêter !

Glace couverte d'une couche de halva pistache et d'éclats de noisette.

Pour finir la catégorie desserts, il y a le fırın sütlaç, qu'on vous a déjà présenté dans Tout ce qu'on a mangé en Turquie. On en reparle ici parce que le dessert vient du village de Hamsiköy, dans les montagnes au-dessus de Trabzon, où le lait nécessaire à la préparation est réputé très bon. On trouve donc facilement un bon fırın sütlaç en ville !

Un fırın sütlaç à Trabzon, lui aussi servi avec des éclats de noisette.

Bien sûr, comme tous les desserts turcs, ceux-ci ne se consomment qu'avec une tasse de thé.

Heureusement, la majorité du thé turc vient lui aussi des montagnes de la chaîne pontique, cette fois surtout autour de Rize, à une heure d'autoroute côtière de Trabzon. On ne s'y est pas arrêté·es, mais on a traversé Rize en minibus sur la route de Batoumi :

Photo floue d'une plantation de thé au bord de l'autoroute. Autre photo floue d'une plantation de thé au bord de l'autoroute.
On est désolé·es, on n'a rien de mieux à vous montrer que ces photos moches de plantations vues depuis l'autoroute côtière...
Une énorme structure en forme de tasse de thé entre l'autoroute et la mer.
... et cette immense statue/bâtiment/chose en forme de tasse de thé

Détente au hammam

Jusque-là, on n'a pas beaucoup profité du hammam pendant notre séjour en Turquie : on est allé·es une seule fois dans un hammam de quartier le jour de notre arrivée à Istanbul. C'était sympa mais sans plus5, donc on n'a pas cherché à tout prix à renouveler l'expérience.

... jusqu'à notre tout dernier jour en Turquie, quand on s'est retrouvé·es devant ce bâtiment dans une petite ruelle de Trabzon :

Un hammam à Trabzon : un dôme noir arrondi, une cheminée d'où sort de la fumée noire, un gros tas de bûches, un petit panneau rouge qui dit 'HAMAM TURKISH BATH'. Quelques voitures sont garées devant, on ne voit pas l'entrée, qui est à l'arrière près d'un bâtiment décrépi.

Robin raconte :

On n'était pas totalement devant ce hammam par hasard : j'avais bien envie d'en réessayer un, mais je voulais éviter de répéter l'expérience d'Istanbul. Il devrait bien y avoir des hammams où on peut juste aller transpirer un peu ?

Après une discussion avec le monsieur à l'entrée par biais de Google Translate, j'arrive à refuser le massage. Hammam+gommage = 150 lires, 4.5 euros, imbattable. Encore un peu d'hésitation, est-ce que vraiment ça vaut la peine de retenter le coup ? Bon : au pire, ce sera une expérience, c'est parti. (Clara rentre à l'hôtel. Elle a la peau irritée du hammam d'Istanbul et de toute façon, celui-là n'est pas mixte — un bon signe.)

De l'intérieur, le hammam est magnifique. J'entre d'abord dans une longue pièce octogonale de bois sombre. Des lits sont disposés le long du mur de droite et du fond, où un ou deux hommes se reposent en regardant la télé allumée sans le son. Sur la gauche, il y a d'abord un coin où un coiffeur est en train de tailler une barbe, puis un escalier en bois qui monte vers une galerie qui fait tout le tour de la pièce. Le long de la galerie, il y a des petites chambres où on peut se changer, laisser ses affaires, ou faire une petite sieste.

Une petite pièce aux parois de tôle, lumière néon. Il y a un lit d'environ 1 m 50 par 50 cm, qui prend un tiers de l'espace, une petite table de nuit, et un crochet pour la veste.

Un linge6 autour de la taille et des sandales en plastique aux pieds, je descends et on me guide jusqu'au hammam. On passe d'abord par une grande salle de marbre blanc, pas très chaude mais très humide. Très silencieuse aussi : on entend le plic-ploc des gouttes de condensation qui coulent et tombent en résonnant. Le silence, les colonnes, le haut plafond, ça me fait penser à une cathédrale (où on irait transpirer tout nus sous des petits linges). Il y a un côté très solennel, presque sacré.

On m'enferme dans la chambre chaude, bancs en bois style sauna, mais plutôt que l'air brûlant et sec, c'est 45 degrés et 55% d'humidité7. J'y transpire pendant une grosse vingtaine de minutes, d'abord seul, puis rejoint par un autre homme vers la fin.

Un monsieur d'une cinquantaine d'années en petit linge, le corps ridé du temps passé dans ce hammam, vient me chercher et m'allonge à plat ventre sur un bloc de marbre dans la cathédrale (comme d'habitude mes pieds dépassent). Puis viennent les seaux d'eau brûlante sur le dos — même en m'y attendant, c'est toujours un peu une surprise. On alterne seaux brûlants et gommage au savon noir, je perds quelques bonnes couches de peau.

Quand je suis tout propre, on m'amène à la douche, me donne un petit linge sec, et on m'installe sur un lit dans la salle de repos. On me couvre de linges et me sert une tasse de çay. Ça fait longtemps que je n'ai pas été aussi détendu, j'en suis presque euphorique.

Au final, ce hammam, c'est sans regrets, au contraire : si on était resté·es à Trabzon plus longtemps, je serais venu tous les jours !

— robin & clara

Footnotes

  1. toujours une route importante à ce jour !

  2. pour les importations

  3. qui y est passé à son retour de Chine

  4. Le "on" ici désigne les Turc·ques. Nous bien sûr on n'en avait aucune idée.

  5. Hammam pas très chaud, salle de repos qui sent la cigarette, seulement en pack hammam+gommage+massage (500 lires, 15 euros, 8 lahmacun) mais massage nul. C'était pas un des grands hammams touristiques d'Istanbul (où ça coûte quatre fois le prix), mais quand même plutôt pour les touristes, rien que parce que c'était un hammam mixte.

  6. serviette pour nos amis les Français·es

  7. Moins humide que d'autres hammams que j'ai faits, par exemple ici pas de vapeur d'eau suspendue dans l'air. Je transpire quand même bien.

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